La définition de la folie (Afya Jawara)

Le Red Sunflower vient de rentrer depuis peu au port de Nassau. En conséquence, les jours qui suivent sont forts remplis pour Samuel. Il faut d’abord se charger des manœuvres et du débarquement, puis de la revente de la cargaison, du partage du butin, de faire le point sur l’état du navire et de l’équipage, etc. Le capitaine a la chance de pouvoir s’appuyer sur des hommes rigoureux pour mener toutes ces tâches à bien, alors il ne fait pas tarder la meilleure partie de ce retour – celle où les trois quarts de l’équipage claque une partie des gains à la taverne pour fêter leur victoire.

Ce n’est que trois jours après toutes ces festivités que Samuel retombe sur quelques affaires qu’il a mis de côté. Ce n’est pas de la marchandise qu’on revend au premier coin de rue de Nassau, mais ça lui a plu au premier coup d’œil, alors il a décidé de s’accaparer le bazar pour l’étudier de plus près. Avec le recul, il n’aura pas une grande utilité de la majorité des choses qu’il a ramenées. Un instant, il hésite à se séparer d’un sextant joliment décoré, mais préfère finalement garder le sien – plus rustique mais toujours fiable.

Finalement, après avoir passé quelques minutes à étudier ce bric-à-brac, il se décide à tout fourrer dans un sac pour aller proposer ses trouvailles à la boutique d’Afya. C’est bien la seule gamine à Nassau qui se fera un plaisir de lui acheter autre chose que du sucre ou du tabac ! Il ne tarde pas à se mettre en chemin, car le soleil est bas dans le ciel et bientôt les boutiques vont fermer pour la nuit.

Il y a toujours de la vie dans les rues de Nassau, les voix portent entre les amis qui s’en vont à la taverne la plus proche en riant déjà fort, les voisins qui se donnent les nouvelles depuis leurs balcons, les ivrognes qui se battent dans les petites rues, etc. Aussi lorsque le pirate passe la porte de la boutique et que le silence seul répond à son arrivée, le contraste est si saisissant avec le bruit extérieur que Samuel se fige un instant en fronçant les sourcils. La gouillate n’aurait quand même pas abandonné sa boutique en oubliant de fermer à clé derrière elle ?!

Naïve comme elle est, aurait-elle pu s’imaginer que laisser son endroit ouvert sans surveillance ne risque rien à Nassau – une ville remplie de forbans qui ne se respectent pas plus que nécessaire ? Non, Samuel refuse de croire à une pareille bêtise. Aussi il s’avance jusqu’au comptoir et fait bruyamment tomber son sac sur le comptoir en annonçant d’une voix forte : « Y’a quelqu’un ? » Lorsqu’enfin il voit paraître la petite bouille de la maîtresse des lieux, son air grave se déride et il ajoute : « Alors Afya, comment vont les affaires ? »

Boh déjà, elle a le sourire, c’est plutôt bon signe. Samuel la regarde silencieusement venir jusqu’à lui en souriant doucement. Il a vite pris ses habitudes avec elle. Afya a ce petit quelque chose d’unique à Nassau, qui causera sans doute sa perte un jour ou l’autre, mais qui inspire confiance. La douceur de ses traits ? Une aura bienveillante ? Difficile de mettre exactement le doigt dessus, mais le capitaine lui a rapidement accordé sa sympathie. Elle n’est pas de ces mégères qui l’épuisent en négociations sévères pour racler le moindre sous.

Il s’étonne cependant de la voir porter immédiatement son attention au sac qu’il a posé sur le comptoir au lieu de prendre le temps de lui faire la discussion. Il ne faut pas être gouverneur pour comprendre qu’elle évite très maladroitement la question que le pirate vient de lui poser le plus innocemment du monde. Elle n’essaye même pas de lui mentir ou de minimiser. Si elle n’avait pas enchainé immédiatement sur autre chose, le pirate n’aurait pas pu retenir un bruyant soupir. A la place, il hausse les sourcils pour toute réponse en hochant la tête pour lui permettre de jeter un coup d’œil au contenu du trésor.

« Fais-toi plaisir. » Il ajoute rapidement avant de prendre appui sur le comptoir pendant qu’elle examine les différents objets. « C’était pas trop mal. Un petit marchand français qui s’est rendu la queue entre les jambes. » Samuel raconte sans retenir un certain dédain en se rappelant la victoire presque trop facile des jours précédents. Malgré tout, la prise est belle et la cargaison de canne à sucre se revend facilement. « Mais au moins, ses babioles t’aideront peut-être à ne pas faire faillite trop vite. » Le pirate se sent obligé de rajouter, un brin moqueur, sans chercher à camoufler son sourire en coin.

Il plante ses yeux noirs sur elle et hausse un sourcil, comme pour la mettre au défi de le contredire ou de protester.

Lorsqu’Afya s’inquiète de la déception de l’équipage du Red Sunflower face à une victoire facile, Samuel s’étonne mais s’amuse de la voir réfléchir comme une pirate sanguinaire. Il échappe un bref rire spontané avant de répondre avec un sourire entendu : « T’en fais pas va, il y a des tas de manières de se défouler à Nassau. »

Lorsque le pirate renvoie son interlocutrice à la santé financière douteuse de sa boutique, son sourire s’élargit encore en voyant la fille réagir aussitôt. Elle s’impatiente en admettant qu’elle s’est encore fait rouler, et Samuel ferme les yeux en hochant doucement la tête – mimant un air faussement compréhensif.

« Qu’il prenne l’eau par des petits ou des gros trous, le bateau finit toujours par couler. » Le capitaine commente simplement alors qu’Afya tente de minimiser les pertes causées par son incompétence notoire. Et puis il plisse les yeux d’un air suspicieux avant d’ajouter : « Tu es sûre qu’à force, elle ne va pas chercher à trouver une autre responsable de boutique ? Après tout, ta sœur a l’air bien plus douée pour gérer des affaires. Qu’est-ce que tu vas faire si elle s’impatiente ? » Le pirate l’interroge en croisant les bras, l’air grave. Elle a de la chance d’être bien entourée cette petite. Qui sait ce qu’elle serait devenue sinon ? Samuel n’est pas de ceux qui compte sur les autres pour s’en sortir. Il est du genre à garder les yeux bien ouverts face à un destin triste et cruel. Il ne se raconte pas de belles histoires pour se rassurer lorsqu’il se trompe. Il assume les conséquences de ses choix et se prend en main pour faire mieux. « Tu devrais faire mieux. » Il commente finalement sans pincettes, avant de hausser les épaules. « On sait jamais ce que le destin réserve à ceux qui te protègent. Je dis juste ça pour ton bien. » Il se défend d’être méchant et cruel, avant d’essayer de l’aider à trouver une solution pour sembler plus constructif. « Tu t’es fait rouler mais tu es vivante. Qu’est-ce que tu ferais pour régler le problème, si ta sœur n’était pas là ? » Il doute que la pauvre fille soit capable de quoi que ce soit pour survivre seule, mais il ne veut pas la décourager sur le champ. Avec un peu de chance, elle saura le surprendre et faire preuve de créativité. Il faut parfois se méfier de l’eau qui dort ; elle peut cacher un courant fort, surprenant et impitoyable. Bien que sceptique, Samuel est bien curieux de voir si Afya est capable d’une telle démonstration de force.

Afya se défend futilement en affirmant être la gérante de sa propre boutique. La remarque arrache une exclamation moqueuse au pirate. A-t-elle seulement conscience de combien elle est dépendante des autres ? Sans elle, elle aurait probablement fermé boutique depuis belle lurette. Elle aurait probablement fini par travailler au lupanar, ou pire – elle aurait croulé sous les dettes et aurait été envoyée à un de ces vendeurs d’esclaves pour régler ses gages. Samuel a toujours été forcé par le destin de se donner lui-même les moyens de réussir, alors il ne peut que se moquer de la naïveté d’Afya. Pire, il méprise carrément le déni dans lequel la jeune fille s’enfonce pour se rassurer avec l’idée qu’il y aura toujours quelqu’un pour l’aider.

Néanmoins, lorsque le pirate la confronte avec l’idée que sa sœur pourrait bien disparaître un jour, Afya change soudainement de discours. Pendant un court instant, le pirate a même la vague impression que la gérante sait de quoi elle parle lorsqu’elle mentionne l’idée de se laisser envahir par la colère. La surprise a le mérite de couper le sifflet au capitaine qui ne lui répond rien. La colère dont parle Afya, c’est la plus vieille amie de Samuel. C’est elle qui lui a souvent donné la force de continuer même lorsque tout semblait perdu. La colère de l’injustice d’une vie malmenée se transforme petit à petit en rage de vaincre ses oppresseurs, et puis un jour on prend goût au sang de ses ennemis et on ne se formalise plus de côtoyer la violence. On prend presque plaisir à écraser ceux qui se mettent en travers de notre route. La victoire est la seule à apporter satisfaction, et on ne tolère plus les petits tracas de la vie auxquels Afya est régulièrement exposée. Se pourrait-il que la jeune gérante ait connu le même chemin avant d’y renoncer ?

En tout cas, elle renonce bien vite à poursuivre son discours sur l’idée de pouvoir enfin prendre les choses en main. Avec le sourire, elle annonce avec légèreté au pirate qu’elle finira peut-être juste par mourir. « J’y ai cru un instant, mais t’es irrécupérable. » Samuel conclut en secouant la tête dans un mouvement désapprobateur.

Elle se défend à nouveau, cette fois d’une manière que le capitaine ne peut pas remettre en cause. Il est vrai que dans la légendaire naïveté d’Afya, il y trouve sa propre satisfaction. Elle parvient même à lui arracher un bref rire sincère en mentionnant le rude combat que sa sœur mènerait contre la mort elle-même. « Je peux pas dire le contraire. » Il reconnait avec un sourire, avant d’ajouter en soupirant, l’air pensif : « Vous devriez prendre exemple l’une sur l’autre. On arriverait peut-être à quelque chose de raisonnable. » Il gratifie sa réflexion d’une petite moue, trahissant le fait qu’il ne croit pas une seconde à l’endurcissement d’Afya et à l’adoucissement d’Estel.

« Vous avez de la chance de vous avoir toutes les deux. » Il finit quand même par admettre, le ton adouci. Samuel n’a jamais eu la chance de pouvoir compter sur quelqu’un du même sang que lui. Il peut néanmoins en comprendre l’alchimie, partageant ce genre de relation complémentaire avec une personne bien particulière chère à son cœur. Si quelqu’un ou quelque chose s’en prenait à Bethany, Samuel serait capable de vriller dans l’instant. Il ajoute d’ailleurs à l’intention d’Afya avec un air inspiré : « Tu sais quoi ? La prochaine fois que quelqu’un essaye de te rouler, au lieu de gober bêtement son histoire, imagine qu’il s’en est pris à Estel. Ça t’aidera peut-être à lui coller un coup de mousquet bien placé. » Samuel hausse les épaules en suggérant l’idée. Après tout, Afya a peut-être simplement besoin d’un petit coup de motivation supplémentaire pour résister à la vermine de Nassau.